Partager

A la rencontre de Laurence Mullaly

Pouvez-vous vous présenter ?
Le reflet de toutes les assignations qui vont me définir socialement ne dit pas grand-chose de qui je suis, alors je préfère me présenter comme une personne qui cherche à faire communauté, et qui a perdu
son idéalisme naïf au fur et à mesure de ses expériences, s’est conscientisée et essaie de ne pas se résigner. L'émerveillement au quotidien y est pour beaucoup, notamment à travers les rencontres, la colère face à l’injustice, tout autant.
Je suis agrégée d'espagnol, j'ai enseigné pendant 9 ans dans différents lycées de l’académie de Créteil, en particulier au lycée Jean Jaurès qui est resté pour moi un lieu et un temps où j'ai senti ce que pouvait être une communauté, avec toutes les tensions, tous les conflits, et tous les moments de joie aussi. Et puis j'ai préparé une thèse soutenue à la Sorbonne, j'ai passé des concours et j’ai été recrutée comme maîtresse de conférences à Bordeaux Montaigne où j'ai officié pendant 13 ans au département des études hispano-américaines en tant que spécialiste de cinéma.

Après la soutenance d’une Habilitation à diriger des recherches qui m’a pris 5 ans, je me suis présentée à un concours à Tours pour devenir Professeure des universités, et j’exerce ici depuis 2022.

Sur quoi travaillez-vous ?
Depuis une dizaine d'années, il y a une cohérence entre mon enseignement et ma recherche sur les mémoires, au pluriel : les Histoires et les relations de pouvoir, au départ à travers les représentations cinématographiques, et les pratiques culturelles d'Amérique latine (que je vais appeler Abya Yala). J'ai bricolé mes outils avec une approche « indisciplinée », essayant de sortir des frontières qui existent encore, en France, entre les champs disciplinaires. Travailler sur les conflits de mémoire et d'identité impliquent de s’intéresser au contexte socio-historique que les études féministes intersectionnelles et décoloniales mobilisent à travers un champ transversal de théories et des pratiques ouvertes et critiques.

Avez-vous un événement qui vous a marquée, sur les questions d’égalité ?
Oui, deux rencontres qui m’ont permis de m'éveiller ou de me réveiller.
La première, c'était quand j’enseignais au lycée Jean Jaurès à Montreuil, dans une classe de Seconde, de « Sciences Médico-Sociales » à l'époque. C’étaient toutes des filles, et pendant une séance, il fallait qu'elles remplissent des fiches d'orientation pour leur projet post-bac, et la plupart n'écrivait rien. En en discutant, plusieurs d'entre elles m'ont expliqué qu’être en 2nde, c'était déjà une étape importante, qu’elles étaient parfois les premières de leur famille à aller au lycée et que de toute façon, le bac était en quelque sorte le point final (pour des raisons diverses, économiques, socioculturelles…). Pour certaines, dans leur famille, il n'était en effet pas concevable de poursuivre ses études puisque leur destin était de devenir maman et de s'occuper de la famille. J’ai pris conscience des limites que ce grand principe d’égalité que je défendais en tant que jeune prof était abstrait si on ne parvenait pas, au départ, à donner les mêmes chances à l’ensemble des élèves ; décréter l’égalité n’est pas la réaliser. Et moi, à l’époque, je n’imaginais pas à quel point les empêchements et les conditionnements sociaux et de tout ordre infléchissaient les lignes d’horizon tôt.
D’ailleurs, c'était en 2004, l'année où la fameuse loi sur le port des signes religieux ostensibles dans les établissements d'enseignement public a scindé le lycée, où ce qu’on appelle la mixité sociale était porteuse. L'interdiction du voile a provoqué un véritable séisme : des élèves ont disparu des classes, des enseignant.es se sont fâché.es pour longtemps, l’ambiance s’est tendue… et moi, j’ai commencé à douter de certaines convictions sur la liberté des femmes, de leur corps…

Le 2e événement, c’est une rencontre intellectuelle et humaine, avec une collègue hispaniste toulousaine qui s'appelle Michelle Soriano, qui est une des personnes les plus brillantes que je connaisse et avec qui j’ai la chance de cheminer depuis 20 ans. Elle m'a permis de prendre conscience, de prêter attention, en essayant de suspendre un peu les préjugés et les jugements, à toutes les formes de vulnérabilité : les discriminations, les formes d'inégalités, d'injustice, mais aussi à toutes les étincelles, les nuances et les reliefs qui sont autant de formes de résistance et de créativité.
Avec elle et bien d’autres collègues, artistes, étudiant.es et militantes, nous cherchons à faire circuler des pratiques et des théories, des savoirs et des expériences en provenance d’Abya Yala (Amérique latine) pour penser avec elles et avec pour horizon l’émancipation.

C’était quoi votre projet professionnel quand vous étiez enfant ?
Quand j'étais toute petite, je faisais de la gym et je rêvais d'être Nadia Comaneci. Bon, ça s'est arrêté très vite, après deux entorses. Dans mes fiches de vœux au collège et au lycée, je notais que je voulais être juge pour enfants. Je pense que je n'avais pas conscience de ce que ça voulait vraiment dire mais j'avais déjà l’intuition et même l’expérience de différentes formes d'injustice autour de moi.

Que représente l'égalité homme-femme pour vous ?
Le Larousse dit que c'est l'absence de toute discrimination entre les êtres humains sur le plan de leurs droits, et ça se décline en égalité politique, égalité civique et égalité sociale. Victor Hugo dit que « la première égalité, c'est l'équité », et je me suis rendu compte que « Liberté, Égalité, Fraternité », c’est très beau sur le papier, mais c'est totalement abstrait et dans la pratique, ça ne se réalise pas, ou en tout cas pas encore. L’équité, c’est ce qui vise à corriger les inégalités. Donc, l’égalité comme mythe universaliste, non merci, mais comme un principe qui doit se réaliser, concrètement, alors oui. Je parlerais donc plutôt d'équité.

Remarquez-vous une évolution de l'égalité au sein de l'enseignement supérieur ?
Depuis mon recrutement en 2007, j'ai l'impression d'avoir vécu une suite de délitements successifs au fur et à mesure de réformes, dont la loi LRU de 2009, qui a été pensée sans les acteur·rices concerné·es.
Pourquoi ? Parce qu'elles ont renforcé un système de concurrence qui était déjà mis en place mais qui démolit, de l’intérieur, les piliers du service public de l’éducation et de la formation, de la maternelle à la formation tout au long de la vie.

Or, pour soutenir les parcours, il faudrait coopérer entre acteur.ices avec pour boussole l'équité : toutes les personnes qui arrivent à l'université ne bénéficient pas elles-mêmes d'un environnement favorable. Ce n'est pas un prérequis. Quand les étudiant·es parviennent à l'université, une grande partie va se perdre entre la première année et la fin de cycle, et puis même pour celles et ceux qui passent le cap, leur diplôme ne sera pas reconnu ou mal valorisé. Et ça, ça vaut particulièrement pour les femmes, les personnes racisées, les victimes d’homophobie ou de transphobie. Je l'ai constaté de façon très systématique : suivant le nom que l'on porte, si on porte le voile, si on s’habille ou se maquille « a-normalement », etc. on ne sera pas traitée de la même façon. 50 ans après Bourdieu et Passeron et leurs travaux sur la misère sociale, sur le capital économique et culturel, ce qui était dénoncé dans les années 70 est toujours valable en 2024. Et là, on libéralise, on massifie tout sans donner les moyens d’accompagner, on ne crée plus les conditions d’accueil et de formation, et ça, ça touche les apprenant.es comme les enseignant.es, les chercheur.es, les personnels administratifs et les personnels assurant la logistique et le ménage. La communauté que représente une université est mise à mal au quotidien et les bonnes intentions ne suffisent plus parce que ça use d’accepter tant de formes de dégradation.
En parallèle, j’ai tout de même la sensation qu'émergent parmi les étudiant.es certaines prises de conscience, une inquiétude et une curiosité. Et que ce soit à la fac ou à l’extérieur, des liens se tissent autour de questionnements communs et parfois des projets naissent qui sont le fruit de ses rencontres entre personnes qui sont prêtes à se « déplacer », qui cherchent au-delà des remises en cause à faire quelque chose, réfléchir, créer.

Comment, par votre pratique professionnelles, vous emparez-vous des questions de genre et d'inégalités ?
L'enseignement est lié à la recherche, et c'est une pratique intellectuelle qui requiert de l'argumentation, de l'analyse, c'est à dire un travail étayé et qui doit aussi susciter un dialogue et accepter le conflit. Donc concrètement, c'est un souci permanent : je vais essayer d’encourager les étudiant·es à prendre la parole mais aussi à s'interroger plutôt qu'à consommer [l’enseignement], à construire leur regard de façon critique, ce qui implique de ne pas adhérer mais de travailler.
Quand je les accompagne dans leur recherche, j’essaie de guider ce cheminement vers une pensée critique située.

On travaille à identifier la source d'énonciation : c'est à dire qui parle dans ce document, à qui, pour qui et pourquoi, mais aussi contre quoi et contre qui ? Dans quel contexte émerge un discours, un film, un roman, une loi ? Par exemple, en cours de Civilisation d’Amérique latine, je consacre le premier cours à les faire s’interroger sur l’intitulé de l’UE et du cours : qu'est-ce que c'est la civilisation, qu’est-ce que ça veut dire ? Et l’Amérique latine, d'où vient ce nom ? Existe-il d’autres noms pour cet immense territoire et si oui, depuis quand et par qui a-t-il été pensé ? Abya Yala, c’est le passage de l’hétéro-désignation à l’autodésignation… et ce faisant je les perturbe dans leurs habitudes, je contredis les « mythes » et « grands récits », et en prime, je leur annonce que je ne leur transmettrai pas un contenu figé mais que je leur apprendrai à douter et à ne pas conclure sur des certitudes historiques. Mon rôle à l'université, c'est de secouer les évidences et de faire émerger une autre compréhension du réel.
Et quand, lors d’une séance de travail, elles et ils commencent à détricoter une « version officielle » en prêtant attention à ce qui ne se dit pas dans ce texte ou cette œuvre, à ce qui reste caché, ou au contraire à ce qui prend toute la place, lorsque je vois dans leurs yeux ou par un signe, un geste, une étincelle de compréhensions de la complexité des choses, je me dis que tout le travail invisible pour en arriver là en valait la peine.

Comment vous y prenez-vous pour soutenir vos étudiantes dans leurs projets professionnels ?
Ce qui m'importe, au-delà d’une répartition de la parole, c’est déjà de donner la possibilité de la prendre. Et ça, ça se construit. C’est essayer d'avoir une attitude bienveillante, ni maternelle ni paternaliste, susciter la prise de risque que représente pour certain.es étudiant.es de s’exprimer publiquement, de formuler une idée ; réguler le flux entre les personnes et encourager l’approfondissement d’une intuition ou d’une opinion, pour aller vers le savoir.

Je leur dis toujours que le cours est réussi s'il y a eu des interactions entre nous, donc quelle que soit la question posée, les réponses sont toutes intéressantes parce que cela va créer un dialogue, amener à préciser, reformuler, argumenter, nuancer, bref exercer la pensée. La règle de base pour moi et que je leur demande de respecter, c'est l'écoute.
Aussi, c'est essayer de « nous » donner du temps malgré les limites, pour avoir un échange, et pour cela, créer un climat de confiance où on peut encourager une circulation libre et sans risque. Braver cette inhibition, cet interdit, c’est quelque chose que je vois très souvent chez mes étudiantes. Quand on a suffisamment d'heures de cours ou de séminaires, quand il y a une fréquentation, alors on peut créer une dynamique, construire une relation intellectuelle respectueuse qui leur facilite leur cheminement.

Qu'est-ce que vous diriez à l'enfant que vous étiez ?
Je pense que je dirais : Imagine. Ose. Ris. Fais confiance à ton intuition. Et sois fière, peut-être, en tout cas sois contente de ce que tu réalises chaque jour.