A la rencontre de Ulrike Krampl
Pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Ulrike Krampl et j'enseigne l'histoire moderne à l'université de Tours. Étant originaire d'Autriche, j'ai fait mes études supérieures à l'université de Vienne et pendant une année à l'université de Paris 8. J'ai donc commencé dès cette époque à naviguer entre les deux pays, avant de poursuivre mes études en France en DEA [Diplôme d’études approfondies, l’équivalent du Master 2], puis en doctorat à l’EHESS à Paris. J'ai eu la chance ensuite d'être recrutée à Tours comme maîtresse de conférences, après avoir enseigné l'allemand à Poitiers, comme maître de langue, et l’histoire à Vienne. Depuis 2020, je suis professeure.
Est-ce que vous pourriez nous parler de votre domaine d'études?
Mon enseignement porte grosso modo sur la période qui s’étend du XVIe au XVIIIe siècle. En matière de recherche, je suis plus spécialisée. J’ai fait ma thèse sur la magie et l'escroquerie à Paris au 18e siècle, puis je me suis intéressée à d'autres sujets comme l'histoire sensorielle, par exemple, ou l’histoire du travail. La question qui m'occupe depuis un certain temps, c'est le plurilinguisme : j'ai donc consacré mon HDR [Habilitation à Diriger des Recherches] à l'histoire sociale du plurilinguisme, toujours à Paris au XVIIIe siècle.
Je pratique donc une histoire sociale, culturelle et anthropologique, placée dans une perspective de genre, que je m’attache aussi à intégrer dans mes enseignements.
Est-ce que vous aurez un événement marquant au niveau de l’(in)égalité ?
Je ne saurais pas dire. Il y a eu des observations récurrentes mais rien de déclencheur. C'était un sujet très présent déjà pendant mes études, dans les associations étudiantes, et donc très tôt, une attention diffuse portée à la position des femmes dans l’institution et dans la société faisait partie de ma sensibilité, avant que je me considère expressément comme féministe.
Quel était votre projet professionnel quand vous étiez enfant ?
Je ne me rappelle pas avoir rêvé d’un métier en particulier ; en revanche, et c'était très fort, je voulais apprendre. Je me souviens d’une énorme curiosité, d’une envie de sortir de là où j'étais, une sorte de quête de liberté. Evidemment, on s’invente toujours un peu son propre passé, mais a posteriori, c’est le souvenir que j'en garde. Aujourd’hui, je sais aussi que la curiosité est elle-même façonnée par le milieu social ; la mienne correspondait bien à la trajectoire d’ascension sociale entamée par ma famille, qui m’a donc poussée à faire des études de mon choix.
C'est quoi pour vous l'égalité homme-femme ?
C'est une grande question. L'horizon idéal serait bien sûr de ne plus devoir se poser la question, que l’égalité admette les différences. Et d’ailleurs toutes sortes de différences : celles liées à la provenance géographique, nationale, culturelle… C’est une question à laquelle je suis sensible. Et là, on est loin du compte. L’égalité femmes-hommes s’articule donc nécessairement avec d’autres hiérarchies sociales.
Est-ce que vous avez vu une évolution de l'égalité ?
Quand j’étais étudiante à Vienne, autour de 1990, et déjà investie dans ces questions y compris sur le plan institutionnel (comme élue dans les conseils, par exemple), il existait une revendication plus prononcée vis-à-vis de l’institution, et de premières mesures : des référentes égalité dans les commissions de recrutement, une formule précisant que les femmes seraient prioritaires à qualification égale, la question des quotas, tout cela était présent. En Allemagne, c’était encore beaucoup plus développé qu’en Autriche.
Ici, cela aurait été impossible. Quand je suis arrivée, j'étais plutôt frappée par le souci de neutralité, par la volonté de faire abstraction des inégalités dont on ne veut pas dans la théorie, mais qui existent.
Or, cela a beaucoup changé ces dernières années, des choses assez remarquables ont été faites du côté de l’institution et des législations nationales, sur la parité dans les comités, les listes électorales, par exemple. Même si c’est une contrainte supplémentaire, je pense que c’est un bon moyen d’agir car cela oblige à regarder les choses en face.
Au-delà de l’institution, qui reste perfectible, l'interaction ordinaire constitue un enjeu stratégique : on est certes de plus en plus sensibles au sexisme, aux violences sexuelles et sexistes. Le discours public à ce sujet prend de l’ampleur et semble plus suivi d’actions institutionnelles. En comparaison à la situation dans les années 1980-1990, on a quand même fait du chemin. Or, le mouvement #MeToo nous rappelle quotidiennement les angles morts de ces changements : la nouvelle dynamique féministe est formidable !
Comment vous emparez-vous des questions d’égalité, d’inégalité, dans votre pratique professionnelle ?
Par la problématisation de mes sujets de recherche et le souci de l'intégrer systématiquement dans l'enseignement, une attention à ma façon de m’exprimer. Pendant de longues années, j'ai d’ailleurs enseigné, avec des collègues, une Unité d’Enseignement Libre sur l'histoire des femmes et du genre, qui a attiré beaucoup d’étudiant∙es. Ce serait d’ailleurs intéressant de proposer une formation en la matière dans le cadre des écoles doctorales.
Je suis aussi engagée dans des revues spécialisées dans l'histoire des femmes et du genre, ou encore dans l’association Mnémosyne, dont l’action cherche à faire le pont entre la recherche, l’enseignement secondaire et un public plus large.
Diriez-vous que votre domaine est mixte ?
L’histoire est une discipline assez mixte, aussi en ce qui concerne les étudiant∙es. Mais elle l’est variablement selon les spécialités et les périodes historiques, et sans doute aussi en fonction des enjeux de pouvoir et de politique plus ou moins immédiats qui y sont liés. Il y a dans le milieu une présence de femmes relativement importante, et dans mon département aussi parmi les professeur∙es. C’est un levier – pas le seul – pour porter les questions d’une histoire située.
Comment encouragez-vous les jeunes femmes dans leur projets professionnels ?
L’important est de favoriser la réflexion, la prise de conscience : sur les freins intériorisés, sur les injonctions sociales, les attentes familiales… Il faut que la sensibilisation commence très tôt, pour laisser le temps d’apprendre à se sentir légitime dans n'importe quel choix, qu’il corresponde ou non aux injonctions collectives ; nous savons que celles-ci restent très genrées, opposant, pour aller vite, les savoirs littéraires féminisés aux savoirs de l’ingénieur très masculinisés. A un niveau plus avancé, à l’université, il s’agirait d’accompagner les jeunes chercheuses par exemple dans leurs publications, d’encourager plus largement la confiance en soi.
Enfin, ce qui m'a toujours paru efficace c’est simplement échanger entre pairs, former des réseaux horizontaux, entre personnes dans la même situation, car la liberté d’expression y est plus grande, la prise de parole, plus facile : c’est la meilleure façon d’apprendre.
Que diriez-vous à l’enfant que vous étiez, qui voulait tant apprendre ?
Vas-y, fais-toi confiance, ça en vaut la peine.